- ENZYMOLOGIE INDUSTRIELLE
- ENZYMOLOGIE INDUSTRIELLEL’utilisation de micro-organismes, levures et bactéries, à des fins de production industrielle ou alimentaire, est connue empiriquement depuis des millénaires: production de boissons fermentées, vins et bières divers; production du pain ou des fromages; tannage de certains cuirs; production de certains engrais naturels. La diversité apparente de ces utilisations cache une approche homogène: les fermentations. Microbes ou levures prolifèrent sur et dans certains matériels biologiques (lait, extraits de fruits, etc.), font subir des modifications à certaines substances qu’ils contiennent, produisant in fine le produit désiré (fromage, alcool, etc.). Les fermentations sont évidemment toujours en usage dans l’industrie agro-alimentaire, mais les responsables moléculaires de ces fermentations, s’ils sont connus depuis une centaine d’années sous le nom d’« enzymes », n’ont fait que très récemment leur apparition dans le domaine des productions industrielles de substances spécifiques, d’abord au Japon, suivi, lentement, par les autres pays industrialisés.Il existe un écart considérable entre les possibilités offertes par les technologies enzymatiques actuelles (enzymes insolubles notamment) et leur emploi effectif. Nul doute que des progrès de la recherche fondamentale seront néanmoins nécessaires pour maîtriser la production de plus nombreuses enzymes et, surtout, pour maîtriser les systèmes polyenzymatiques, seuls capables d’assurer des productions réellement intéressantes. Lorsque les techniques seront couplées à la mise au point d’enzymes artificielles, particulièrement stables car réduites à la structure de leur site actif, il y a fort à parier que l’enzymologie industrielle prendra une place importante dans l’industrie des pays développés.1. Intérêt technique des enzymesLes enzymes sont toutes des protéines, c’est-à-dire des enchaînements linéaires d’acides aminés, repliées en une structure définie dans l’espace. Ce repliement définit un ou des sites dit(s) «site(s) actif(s)», dans le(s)quel(s) une certaine molécule A, dite substrat, est transformée en une molécule B, différente de A, dite produit. La propriété fondamentale des enzymes est là: les enzymes sont des catalyseurs biologiques, pourvus d’une très grande spécificité de réaction.Catalyseurs: les enzymes savent réaliser, dans des conditions modérées de température (par exemple à 30-37 0C) et de pression (à la pression atmosphérique), des réactions chimiques que le chimiste ne peut réaliser, en général, que dans des conditions dirimantes (hautes températures, fortes pressions). Ainsi la fixation de l’azote par les bactéries fixatrices s’effectue-t-elle efficacement à la température du sol, alors qu’elle nécessite des structures coûteuses quand elle est réalisée par l’industrie.Spécifiques: la réaction qu’une enzyme donnée peut réaliser est de type unique (addition ou rupture d’une liaison chimique, etc.), et ce sur un substrat (ou un groupe de substrats homologues) donné. Ainsi, la 廓-galactosidase hydrolyse le disaccharide lactose en galactose et glucose en coupant la liaison 廓 qui existe entre les deux sucres. Elle ne sait pas couper l’analogue du lactose, où la liaison entre deux sucres est de type 見.Les enzymes réalisent donc efficacement et à peu de frais des opérations lentes et coûteuses à opérer pour le chimiste. Un autre exemple plus extrême illustrera cette constatation: la synthèse des molécules support de l’hérédité est certes réalisable par le chimiste, mais il lui faut plusieurs mois pour préparer quelques milligrammes d’un produit qu’un litre de culture de colibacilles prépare en quelques minutes. D’où l’idée de se servir d’enzymes pour réaliser des opérations chimiques intéressantes sur le plan industriel, dans des conditions qui abaissent leur prix de revient, en particulier leur coût énergétique. Summer a découvert en 1926 que les enzymes étaient des protéines isolables à l’état pur; cette idée a fait son chemin et est passée par plusieurs phases successives d’ailleurs complémentaires. Des enzymes en solution ont été utilisées d’abord (et le sont encore largement). Puis ces enzymes ont été fixées sur des supports solides, ce qui les rendait autrement manipulables; enfin, ce sont des organismes entiers, capables de longs et complexes processus de fermentation, qui ont été également fixés sur support solide. Les techniques d’insolubilisation de ces réactifs biologiques ont été la clé de l’utilisation industrielle réelle des enzymes. Dans le même temps, la production et l’utilisation d’enzymes sont devenues des activités clés des biotechnologies; d’abord comme moyen d’action spécifique, ensuite à cause de la très forte valeur ajoutée des substances ainsi produites. Ce n’est sans doute pas par hasard que des pays industriels largement dépourvus de matériaux bruts, comme le Japon et Israël, se trouvent en tête des recherches sur les applications économiques des enzymes.2. Production d’enzymes à usage industrielToutes les réactions qui se passent dans une cellule, qu’elles soient assez simples, comme une bactérie, ou très complexes, comme celles des organismes supérieurs, sont catalysées par des enzymes. La contrepartie de l’extrême spécificité de ces biocatalyseurs est que le nombre d’enzymes différentes est, en réalité, très important. Plus de 2 000 enzymes ont été purifiées et étudiées, mais il en existe sans doute beaucoup plus, même si l’on regroupe sous le même nom des enzymes différentes, provenant d’organismes différents, réalisant cependant la même réaction chimique.De pouvoir réaliser une réaction à l’échelle industrielle exige des grammes ou des kilogrammes d’enzymes. Dans l’immense majorité des cas, les enzymes sont en faible quantité dans les cellules, et mélangées à toutes les autres protéines. La purification de telles enzymes est donc laborieuse et coûteuse, et cela est un facteur limitant.Aussi dans un premier temps les emplois industriels ont-ils donc porté sur des enzymes produites en quantité importante par des levures ou des bactéries, et surtout sécrétées hors de ces cellules, ce qui facilite leur purification. Le plus souvent, les enzymes pouvaient être utilisées en tant que préparations assez impures (protéases, amylases, contenues par exemple dans certaines lessives; extrait d’estomac de veau contenant de la présure, etc.). Les besoins actuels portent sur des enzymes différentes et pures. Ces enzymes deviennent lentement disponibles grâce à deux catégories de progrès. D’abord, une meilleure connaissance des mécanismes de régulation génétique, en particulier chez les bactéries ou les levures: il est possible, en utilisant des souches bactériennes conventionnelles, cultivées dans des conditions appropriées, que les bactéries produisent jusqu’à plusieurs pour-cent de leur poids sec en une enzyme particulière. Surtout, il est possible d’introduire dans des bactéries des gènes étrangers, placés sous des contrôles génétiques puissants, et de les y faire s’exprimer: une molécule rare, comme les interférons humains, peut ainsi être produite jusqu’à plusieurs pour-cent des protéines totales d’un colibacille ou d’une levure: les manipulations génétiques permettent la production massive d’enzymes de grand intérêt biologique, mais essentiellement impossibles à purifier dans des conditions économiques à partir d’organismes ordinaires.Ensuite, les techniques de purification font des progrès considérables. Alors que les techniques de séparation en fonction des taille et charge électriques restent essentielles, la chromatographie d’affinité, ainsi que la chromatographie sur anticorps monoclonaux (une autre production des biotechnologies) permettent des purifications totales en une ou deux étapes: soit l’enzyme se fixe sur un analogue de son substrat et est éluée de la colonne de substrat insolubilisé après que toutes les autres protéines non affines ont été éliminées par lavage; soit l’enzyme est retenue sur une colonne d’anticorps insolubilisés qui ne reconnaissent que cette enzyme ou cette protéine. C’est ainsi que l’interféron leucocytaire humain, par exemple, est purifié 5 000 fois en une seule étape, par passage d’un extrait complexe sur une colonne d’anticorps monoclonaux anti-interféron, fixés sur des billes de résine.Il n’en reste pas moins que les applications industrielles des enzymes sont encore bornées par le nombre insuffisant d’enzymes «intéressantes» disponible à bas prix sur le marché commercial, ce qui limite donc le type de réactions possibles. Cette situation est amenée à changer très vite, dès qu’un intérêt industriel se manifestera pour telle ou telle enzyme capable de réaliser une opération chimique (ou une série d’opérations) jugée importante. Il s’agit probablement là, à terme, du champ d’application le plus important des manipulations génétiques.En tout état de cause, ces problèmes de purification d’enzymes à des fins industrielles semblent curieusement avoir assez peu retenu l’intérêt, alors qu’il s’agit d’une étape technique clé dans le développement des biotechnologies.3. Applications industrielles des enzymes solublesCertaines applications remontent au début des civilisations: depuis la fabrication des laques jusqu’à l’utilisation de broyats d’estomac de veau pour coaguler les protéines du lait. Plusieurs classes d’enzymes font l’objet d’une application industrielle importante, dont nous citerons quelques exemples:– Les amylases sont des enzymes qui coupent un polysaccharide d’origine végétale, comme l’amidon, libérant des sous-unités glucose. Les amylases servent à améliorer la qualité du pain, tant sur le plan du goût que sur le plan de la conservation. Comme cette enzyme fait défaut à la farine, son ajout à la pâte permet l’augmentation de la teneur du pain en sucres aisément digestibles. Une autre application industrielle des amylases est la destruction de l’apprêt à base d’amidon dont les fils textiles sont souvent enrobés, afin d’augmenter leur résistance au tissage.– Les pectinases sont aussi des enzymes qui hydrolysent des polysaccharides (les pectines) présents dans certains fruits. Comme les pectines se gélifient au cours de la concentration d’extraits de fruits, l’addition de pectinases en cours de préparation détruit les pectines et permet le déroulement normal de la préparation de jus de fruits. D’autres enzymes hydrolysant les sucres complexes sont d’usage courant en industrie agro-alimentaire.– Les protéases sont d’un intérêt particulier. Outre leur participation importante à la famille des «enzymes gloutonnes», des détergents des années soixante, elles sont largement utilisées dans les industries agro-alimentaires: traitement de la bière afin d’éviter les dépôts, fabrication d’hydrolysats de protéines pour l’alimentation des animaux, fabrication du fromage, en particulier lors des toutes premières étapes de la coagulation du lait, traitement des peaux...L’immense majorité de ces applications est fondée sur des réactions très simples, et passe par la destruction, par l’enzyme ajoutée, de tel ou tel composant du produit brut, ce qui se traduit par l’amélioration de la qualité finale du produit manufacturé. Il faudrait ajouter à cette liste non exhaustive d’utilisations d’enzymes solubles l’usage des enzymes à des fins médicales. De nombreuses enzymes sont incorporées à des préparations pharmaceutiques (pour le traitement de certaines carences enzymatiques mais, plus souvent, pour l’élimination de telle substance indésirable, comme un caillot sanguin, ou pour faciliter la pénétration d’un médicament). Un nombre beaucoup plus grand d’enzymes est utilisé pour le dosage de substances biologiques: du glucose, de l’urée, des corps cétoniques..., et ce marché prend une expansion considérable, en particulier du fait que les prix de revient sont considérés ici comme moins importants que, par exemple... dans le traitement d’un jus de fruit.Une conséquence du mode d’utilisation des enzymes en solution est qu’elles sont perdues une fois la réaction effectuée: elles ne sont pas utilisables pour plusieurs cycles de production consécutifs.4. Les enzymes insolubilisées: clés du génie enzymatiqueDu fait de leur nature, les enzymes sont, en général, instables, sensibles à la température, aux ions... Elles perdent leurs propriétés et s’inactivent au fil du temps. En solution, même si l’enzyme considérée ne s’est pas trouvée inactivée, sa récupération après utilisation suppose un processus à nouveau long et coûteux de purification. Cela explique les limitations à l’utilisation des enzymes solubles, et justifie totalement la mise au point d’enzymes immobilisées sur un support, comme cela a été conceptualisé pour la première fois vers 1950 par le biochimiste allemand G. Manecke.– Pourquoi immobiliser?Il existe deux raisons principales à cette opération. L’une est, évidemment, d’ordre pratique: une enzyme, fixée de façon stable à un support insoluble, pourra, si sa stabilité est suffisante, être récupérée facilement en fin d’opération (par filtration, sédimentation, etc.) et utilisée plusieurs fois de suite. L’autre est d’ordre théorique, mais elle peut avoir d’importantes retombées pratiques: la plupart des enzymes, dans une cellule, ne fonctionnent pas de la manière dont le biochimiste les étudie. Elles sont organisées en complexe multienzymatique, qu’il s’agisse de systèmes ordonnés, comme les enzymes du métabolisme des lipides, ou structurés, comme dans les organites intracellulaires (mitochondries, chloroplastes, etc.) ou les membranes d’une façon générale. La fixation d’enzymes sur des supports solides représente donc une approximation de ces situations physiologiques à partir desquelles les situations industrielles supposant l’action séquentielle des systèmes d’enzymes peuvent être envisagées.– Comment insolubiliser des enzymes?Même si, comme on va le voir, les enzymes peuvent être souvent manipulées par les chimistes, elles restent assez instables et sont sensibles à leur environnement physico-chimique: les pH extrêmes, les solvants organiques sont interdits. Comme il s’agit de protéines, les groupements réactifs disponibles appartiennent surtout à deux types principaux: des groupements acide carboxylique et des groupements aminés primaires. D’autres groupements existent (R-SH, R-OH), mais leur utilisation est plus délicate car leur modification se traduit en général par la perte de l’activité enzymatique. L’insolubilisation des enzymes requiert donc une «greffe» dans des conditions douces, entre R-COOH ou R-NH2 de la protéine et certains groupements réactifs du support solide. Bien avant que l’on ne songeât à immobiliser des enzymes à des fins industrielles, on savait (K. Landsteiner, vers 1940) immobiliser les protéines que sont les anticorps, par diazotation, sans leur faire perdre leur activité biologique. Ce sont les développements de ces techniques qui ont permis l’apparition du génie enzymatique.Les supports usuels sont de nombreux types:– des polyosides, comme la cellulose, les dextrans (Sephadex, Sepharose);– des polymères d’acides aminés, ou des protéines inertes, comme les albumines;– des polymères synthétiques dérivés de l’acrylamide, de l’éthylène-anhydride maléique, et surtout le Nylon, nouvellement introduit sur le marché, après isonitrilation;– des verres, sur lesquels sont fixés des silanes réactifs, des argiles... En fait, tout support, dès lors qu’on peut lui substituer un nombre suffisant de groupements réactifs, fait l’affaire. Cela permet d’adapter le support au type de production envisagé par l’industriel.Les agents du couplage enzyme-support sont en bonne règle des agents bifonctionnels, actifs dans des conditions douces (glutaraldéhyde, carbodiimides, etc.). Souvent, la liaison n’est pas effectuée en une seule étape, mais le support est d’abord activé, puis la protéine lui est fixée. Cette approche, qui n’a pas encore eu d’usage industriel à grande échelle à proprement parler, est en fait réservée à des enzymes rares, du fait du prix des opérations. Cependant, les produits obtenus sont particulièrement stables.Il existe d’autres techniques d’immobilisation. Les protéines peuvent être immobilisées à l’intérieur d’un gel: ce dernier polymérise autour de la protéine et l’inclut donc, tout en permettant dans une certaine mesure la circulation des substrats et produits. Technique particulièrement peu coûteuse, mais très limitée par des problèmes de diffusion, elle est à la base des premiers développements industriels. Enfin, quelques enzymes peuvent se fixer de façon assez stable, sans aucune modification chimique particulière, à la surface de certains supports, par adsorption. Cette technique peu coûteuse a permis quelques applications importantes, comme l’isolement de la L-méthionine à partir d’un mélange racémique, par la compagnie Tanabe Seiyaku, au Japon, dès 1969, toute première application commerciale d’une enzyme immobilisée. Comme nous le verrons plus loin, ces deux dernières techniques ont un inconvénient majeur, celui de ne pas stabiliser la protéine immobilisée. Aussi les enzymes utilisées de cette manière sont-elles disponibles à faible prix et en grande quantité, ce qui permet leur renouvellement sans problème.Propriétés des enzymes immobiliséesEn dépit du fait que la fixation d’une enzyme donnée, sur un support donné, est parfaitement reproductible, la manière exacte par laquelle s’effectue la ligation est largement incomprise. Quoi qu’il en soit, le résultat, l’enzyme immobilisée, est, en général, différent de l’enzyme dans son état initial, l’enzyme en solution. Il est assez difficile d’appliquer à des enzymes insolubilisées les techniques qui ont permis l’étude des mécanismes enzymatiques. Cependant, plusieurs conclusions peuvent être atteintes:– les enzymes insolubilisées sont, en général, plus stables que les enzymes en solution. Cela peut venir d’une cause triviale: par exemple, les enzymes protéolytiques, étant séparées les unes des autres, ne peuvent plus se digérer mutuellement, phénomène qui est à la base de leur perte d’activité en solution. Ce n’est pas la seule raison. Dans bien des cas, la stabilité à la dénaturation thermique ou aux pH extrêmes est accrue. Cela ne correspond pas à des mécanismes connus, mais le support doit jouer un rôle dans cette nouvelle propriété. Un résultat important est que les enzymes immobilisées peuvent dès lors être utilisées beaucoup plus longtemps, et dans des conditions d’environnement plus extrêmes (température et pH plus élevés, etc.). Cela deviendra encore plus intéressant économiquement lorsque pourront être utilisées les enzymes dérivées de bactéries thermophiles et halophiles;– le mécanisme réactionnel de l’enzyme insolubilisée n’est pas modifié; cependant, si donc les produits et le mécanisme catalytique restent inchangés, il n’en est pas de même des constantes cinétiques de la réaction. Celles-ci sont en général modifiées, sans que l’on puisse prédire dans quel sens. Schématiquement, dans la mesure où les enzymes sont insolubilisées sur des supports porteurs de charges électriques, les concentrations locales en anions et cations, suivant les circonstances, vont varier; avec elles vont varier les vitesses de réaction, dans la mesure probablement où l’activité enzymatique est sensible au pH. De fait, les effets du pH sur les activités d’enzymes insolubilisées se déplacent suivant le type de support, neutre, acide ou basique, sur lequel l’enzyme est attachée. Cependant, les changements d’activité les plus importants n’ont pas trait à cela, mais bien plutôt à un paramètre nouveau, qui est la restriction à l’accès des substrats sur le site actif et à la diffusion des produits hors de ce site. Tout se passe comme si la présence d’un support solide se traduisait, d’une part, par un effondrement de ces vitesses de diffusion et, d’autre part, par l’apparition d’une couche à la surface du support, qui fait obstacle aux échanges entre sites enzymatiques et milieu extérieur. Cela est particulièrement net pour les enzymes incluses à l’intérieur d’une phase solide et rend l’activité des enzymes immobilisées très dépendante de la vitesse de circulation (ou d’agitation) des substrats. Ce fait pose des problèmes théoriques et pratiques très importants lorsque l’on s’intéresse à une production industrielle utilisant de telles enzymes;– on peut obtenir l’immobilisation de systèmes plurienzymatiques. La présentation adoptée a trait à des enzymes isolées, dans la pratique à des hydrolases ou à des oxidases. Dans la cellule, les systèmes enzymatiques sont hautement intégrés et, très vraisemblablement, la vitesse de réaction globale va dépendre de la distribution spatiale des différentes enzymes constitutives du système considéré. De nombreux travaux, surtout théoriques, ont visé à reconstituer de tels systèmes enzymatiques, en greffant par exemple les unes à côté des autres les différentes enzymes d’une chaîne métabolique, ou en reconstituant des systèmes séquentiels, par exemple avec des séries de membranes, couvertes des différentes enzymes permettant la réalisation d’une chaîne métabolique donnée. Ces systèmes de simulation permettent de mieux comprendre ce qui se passe dans les mitochondries ou les chloroplastes, et sont donc utiles à nombre de recherches fondamentales. En revanche, d’authentiques systèmes intégrés peuvent être insolubilisés et conservés comme s’il s’agissait d’une enzyme unique. C’est le cas, par exemple, d’organites cellulaires (mitochondries ou chloroplastes), qui peuvent ainsi fonctionner dans un système totalement in vitro. De même, ces dernières années ont vu une explosion de publications concernant l’insolubilisation, ou plutôt l’enkystage, de cellules entières, de levures en particulier. Les fermentations opérées par ces cellules sont les mêmes que celles réalisées en suspension dans un milieu de culture, mais leur manipulation en serait beaucoup plus aisée. Il n’y a guère encore, cependant, d’applications pratiques de telles cellules, encore qu’il est probable que la conversion des matériaux organiques en substances utilisables à des fins énergétiques passera par l’utilisation de telles cellules insolubilisées. Ou encore, comme c’est le cas pour la fixation de l’énergie solaire, par l’utilisation de membranes de chloroplastes associées à une hydrogénase bactérienne.Les réacteurs enzymatiquesDès lors que la manipulation s’effectue à une autre échelle que celle du laboratoire, les problèmes posés deviennent très originaux. Pour nous en tenir ici au simple cas d’enzymes réalisant une réaction unique et opérant dans un grand volume de substrat en solution, plusieurs types de réacteurs chimiques ont été mis au point. Ils ont, en principe, pour fonction la production, en continu, de produits de conversion de substrat. Dans un premier type de réacteur, les enzymes insolubilisées, attachées à des particules, sont brassées dans le substrat. Cette technologie primitive, utilisée dans les industries agro-alimentaires, est simplement dérivée de celles utilisées pour les enzymes solubles. La récupération de l’enzyme insoluble reste délicate et s’opère au prix de grandes pertes. Aussi cette technique est-elle peu utilisée. Les autres types de réacteurs reposent sur le passage lent du substrat, à une vitesse déterminée par l’expérience, au travers d’une colonne d’enzyme immobilisée. Essentiellement, le produit de réaction circule X fois à travers la même colonne, jusqu’à l’obtention du rendement adéquat. De ce fait, le problème de la couche non agitée le long du support solide est atténué. Une variante technique consiste à ultrafiltrer en permanence, le long d’une membrane semi-perméable, les produits de la réaction, l’enzyme insolubilisée restant à l’intérieur du réacteur. Diverses variantes existent, qui ont toutes en commun que le substrat est soustrait et que l’enzyme n’a pas à être récupérée, parce qu’elle est isolée du reste du processus dans une colonne ou dans un réacteur spécifique.Le choix du réacteur dépend, en fait, du type de réaction, du support et de l’utilisation désirée. Tout cela reste largement empirique, encore que traitable de la même manière que ce que l’on observe en catalyse hétérogène, en phase liquide.5. Applications du génie enzymatiqueA priori, l’enzymologie industrielle est appelée à un avenir brillant. Cependant, l’utilisation des systèmes intégrés permettent la réalisation et le développement de réactions biochimiques.Applications à la bio-industrieDans l’état actuel des choses, c’est l’industrie japonaise qui mène très largement dans le champ des applications. La société Tanabe Seiyaku Co. produit de la L-méthionine par ce procédé, depuis 1969. Se fondant surtout sur des enzymes adsorbées, l’industrie japonaise exploite déjà une bonne dizaine de réactions différentes, appliquées aussi bien à la conversion des sucres qu’à la fabrication d’acides aminés ou d’antibiotiques (fig. 2). Les États-Unis et l’Allemagne ont également fait un très gros effort dans ce domaine, tandis que notre pays reste passablement en dehors, si l’on excepte quelques groupes minoritaires. En dehors de ces pays, l’Union soviétique et surtout Israël (pays dans lequel les premières étapes ont été faites par E. Katchalski et L. Goldstein, dès 1965) ont des programmes importants.Pour des raisons évidentes, seules des enzymes hydrolytiques et des oxidases sont actuellement utilisées (tabl. 1). On ne sait en effet pas du tout régénérer les co-facteurs éventuels des réactions enzymatiques. Là encore, les utilisateurs principaux sont à trouver, dans l’industrie agro-alimentaire ainsi que dans l’industrie pharmaceutique: clarification des vins, bières et jus de fruits, fabrication du fromage... D’autres applications plus discrètes mais essentielles existent en «dépollution»: ainsi, la destruction du lactose, sous-produit de l’industrie laitière, de la cellulose, sous-produit de l’industrie des papiers ou de la lignine...À ces industries déjà efficaces, il faudrait adjoindre une série d’applications potentielles. Il s’agit de réalisations à court terme, dont certaines pourraient permettre de sensibles économies, en particulier en ce qui concerne la fixation de l’azote (et, par conséquent, industrie des engrais) et la fixation d’énergie solaire, en utilisant par exemple des récepteurs synthétiques. À titre d’anecdote, le groupe soviétique de Y. Berezine a mis au point des films photographiques non argentiques, dont la surface sensible est constituée par des enzymes photosensibles qui réagissent à la lumière incidente par la transformation d’un substrat en un précipité visible insoluble.Applications analytiques et médicales des enzymes insolublesUn très grand nombre de dosages, en particulier en analyse médicale, requièrent l’utilisation d’enzymes. Ces enzymes solubles peuvent être remplacées avantageusement par des enzymes insolubilisées sur des supports papier ou Nylon. De tels moyens de diagnostic sont disponibles largement. Il s’agit là, cependant, de la simple transposition aux enzymes immobilisées de techniques colorimétriques éprouvées à l’aide des enzymes solubles.Beaucoup plus original est le développement d’électrodes biologiques, dites «électrodes à enzymes» (fig. 1). Il s’agit en fait d’électrodes mixtes. Ainsi, dans le cas d’une électrode à urée, l’uréase adsorbée sur un gel convertit l’urée en ions ammonium et en HC-3. Une électrode sensible aux ions NH4+ permet la mesure directe de la quantité d’urée disponible (qui détermine en fait la vitesse de production d’ions NH4+). De telles électrodes permettent la mesure directe d’un certain nombre de substances dans des mélanges biologiques complexes, comme le sang par exemple, du fait de la spécificité des enzymes utilisées. Comme ces électrodes peuvent être adaptées à des mesures en continu, il devient facile de suivre, sans prélèvement ni manipulation particulière, l’évolution de tel ou tel produit au cours du développement d’une maladie, d’une intervention chirurgicale... La firme Kodak a mis au point, en employant des techniques dérivées de celles utilisées pour la production de films photographiques, des films d’enzymes insolubilisées qui rendent possibles des dosages colorimétriques ou ampérométriques permettant de doser jusqu’à une douzaine de substances biologiques d’intérêt médical (tabl. 2).Les enzymes immobilisées sont susceptibles de nombreuses autres applications médicales, encore que beaucoup relèvent de l’ordre de la «médecine-fiction». En effet, une enzyme introduite dans l’organisme fait l’objet, en règle générale, d’un rejet par le système immunitaire. De ce point de vue, l’implantation de capsules semi-perméables contenant une enzyme inaccessible aux lymphocytes et aux anticorps, mais accessible aux substrats, a été préconisée dans le traitement de certaines maladies de déficit congénital (phényl-acétonurie, acatalasémie, etc.) ou aussi de détoxification, en cas d’atteintes hépatiques... La mise à la disposition d’une variété d’enzymes par le génie génétique permet de transformer cette médecine-fiction en une médecine réelle; ainsi, la 廓-galactosidase, qui détruit le lactose, permet déjà l’absorption de lait par les patients sensibles au lactose...
Encyclopédie Universelle. 2012.